Compte-rendu du colloque – Devoir de vérité et justice, 10 ans après le féminicide à Paris des militantes kurdes Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla SAYLEMEZ

Il y a 10 ans, le 9 janvier 2013, trois militantes kurdes, Sakine Cansiz, Fidan (Rojbîn) Dogan et Leyla Saylemez, étaient froidement assassinées dans les locaux du Centre d'Information du Kurdistan (CIK), au coeur de Paris. Leurs corps sans vie ont été découverts dans la nuit du 9 au 10 janvier par leurs amis. Chacune avait reçu trois balles dans la tête. Fidan Dogan avait en plus une balle dans la bouche, « parce qu’elle parlait », dira Antoine Comte, avocat des parties civiles.

Organisé à l’Assemblée nationale le 12 janvier 2023
Par le Conseil démocratique kurde en France et le député Frédéric MATHIEU 

Il y a 10 ans, le 9 janvier 2013, trois militantes kurdes, Sakine Cansiz, Fidan (Rojbîn) Dogan et Leyla Saylemez, étaient froidement assassinées dans les locaux du Centre d’Information du Kurdistan (CIK), au coeur de Paris. Leurs corps sans vie ont été découverts dans la nuit du 9 au 10 janvier par leurs amis. Chacune avait reçu trois balles dans la tête. Fidan Dogan avait en plus une balle dans la bouche, « parce qu’elle parlait », dira Antoine Comte, avocat des parties civiles.

L’assassin, Ömer Güney, arrêté près de deux semaines après le massacre, s’est avéré être un agent des services secrets turcs (MIT). Cependant, du fait de ses atermoiements, la justice française a manqué une occasion cruciale de juger un crime politique commis en France, l’assassin étant mort en prison un mois avant la date de son jugement. Toutefois, de nouvelles évolutions ont contraint la justice à rouvrir une instruction pour identifier les commanditaires du triple assassinat, une instruction qui traine cependant en longueur, faute de volonté du gouvernement français de coopérer avec la justice en levant le secret-défense qui empêche la divulgation des informations détenues par les services de renseignement français concernant cette affaire.

Alors que nous préparions ce colloque, ainsi que les différents événements prévus à l’occasion du 10ème anniversaire du triple assassinat des militantes Sakine, Fidan et Leyla, les Kurdes de France ont été endeuillés par un nouvel attentat meurtrier qui a tué trois militants kurdes, dont la représentante du mouvement des femmes kurdes en France, devant le siège du CDK-F, au 16 rue d’Enghien, encore dans le 10è arrondissement de Paris. Cet attentat terroriste, ainsi que ses liens avec le triple féminicide ont été, bien évidemment, abordés tout au long de ce colloque.

Le colloque qui s’est déroulé sur une journée était divisé en trois tables rondes dont voici les intitulés :

  • 10 ANS DE COMBAT POUR LA VÉRITÉ ET LA JUSTICE – LES REBONDISSEMENTS DE LENQUÊTE JUDICIAIRE 
  • LE TRAITEMENT POLITIQUE DE LAFFAIRE
  • QUEL RÔLE PEUT JOUER LA SOCIÉTÉ CIVILE EN FRANCE DANS L’ÉTABLISSEMENT DE LA VÉRITÉ ET DE LA JUSTICE

Avant d’exposer les lignes fortes qui ont émaillé les différentes interventions, il nous semble important de restituer ici la traduction du discours prononcé en ouverture par Metin Cansiz, frère de Sakine Cansiz. La présentation détaillée du programme ainsi que l’’enregistrement audio de l’ensemble du colloque sont disponibles au bas de la page.

Discours d’ouverture de Metin Cansiz

Je suis Metin Cansiz, frère de Sakine Cansiz, assassinée le 9 janvier 2013 au coeur de Paris. Je réside aux Pays-Pays. Tout d’abord, je tiens à vous remercier d’avoir organisé cet événement pour ranimer notre espoir qui est sur le point de s’éteindre. C’est pour nous une lumière d’espoir. J’ai beaucoup réfléchi à ce que j’allais dire devant cette assemblée, parce que j’ai tellement de choses à dire. J’ai pensé vous parler de ma soeur. Mais n’importe quel kurde à Paris – femme, fille, homme ou garçon – peut vous raconter quelque chose sur elle, ou alors, si vous voulez en apprendre davantage, vous pouvez lire ses écrits. Donc, j’ai renoncé. J’ai pensé raconter les souffrances et les traumatismes que nous avons vécus, particulièrement ceux des dix dernières années, mais il aurait fallu pour cela que je remonte au génocide vécu par ma grand-mère, ma mère. C’est un sujet trop vaste pour être traité ici. Je n’ai pas voulu vous ennuyer avec ce sujet qui intéresse surtout le domaine de la psychiatrie. 

Je me contenterai d’évoquer seulement quelques termes qui ne vous sont pas étrangers, comme la liberté, le droit à la vie et la justice. Tout comme Sakine Cansiz, nous avons toujours perçu ces mots dans leur sens véritable, nous nous sommes efforcés de les mettre en pratique dans ce même sens, parce que nous savons, au moins autant que vous, au prix de quel sacrifice, de quel labeur, ces mots ont été conçus. Nous avons défendu notre droit naturel à la vie, nous avons voulu vivre, nous avons dit: « ne nous déniez pas le droit à la vie, nous voulons vivre, nous ne voulons pas mourir ». Depuis des décennies, les Kurdes en Europe crient cela de toutes leurs forces: nous ne voulons pas mourir, nous ne voulons plus la guerre, nous ne voulons plus le sang et les larmes. 

Malgré toutes les souffrances et les massacres, nous n’avons pas reculé d’un pas dans ces revendications: nous réclamons toujours la paix, la liberté et la justice. Vous n’avez pas su nous protéger; nous avons été frappés au coeur de Paris une première fois, puis une seconde fois; nous vivons le même traumatisme après 10 ans. Mais, malgré tout, nous crions justice à en perdre la voix. Nous ne voulons rien d’autre. 

Ne videz pas le mot justice de son sens, je vous en conjure. Nous voulons la justice dans son sens entier. Une justice véritable. Il y a 10 ans, on s’est moqué de nous en disant que le massacre avait été commis par un déséquilibré. Aujourd’hui, on se moque encore de nous en disant que le second massacre a été commis par un raciste.

Ne nous faites pas perdre la foi en la justice. Nous, les Kurdes, somme sur le point de perdre notre foi dans la justice et le droit à la vie. Nous en appelons à votre compassion. Les services secrets qui pullulent à Paris se livrent à des meurtres, ils nous tuent. Je suis convaincu que cela vous contrarie autant que nous. C’est pourquoi, je vous demande de ne pas garder le silence. Parce que nous, les Kurdes, sommes en train de perdre notre confiance dans la France et dans sa conception de la justice. 

D’un côté, il y a un État, la Turquie, qui sème la guerre au Moyen-Orient et au-delà, qui n’a pas d’autres mots à la bouche que la guerre, qui n’a pas d’autres buts que de verser le sang. De l’autres, il y a une société kurde qui n’a de cesse de réclames la paix et demander la fin de la guerre, qui a des valeurs au moins aussi élevées que les valeurs européennes. Vous devez faire un choix.

Celles et ceux que vous applaudissiez lorsqu’ils ou elles se battaient aux Rojava sont les mêmes que celles et ceux que vous n’avez pas réussi à protéger. Ce n’est pas en inscrivant leurs noms sur des plaques que vous pourrez apaiser la colère des Kurdes. Nous sommes en quête de justice, la vraie justice, 

Nous sommes déterminés, envers et contre tout, à ne pas perdre espoir. Voilà dix ans que nous réclamons inlassablement la justice. Nous ne renoncerons pas à notre quête de justice, mais si nous devions pour cela lutter encore dix ans ou cent ans. Ne nous laissez pas seuls. 

L’évolution de l’instruction

L’enquête a pris un tournant décisif à partir de la publication, début 2014, d’une note de service et d’un enregistrement audio sur internet, des documents qui démontrent clairement l’implication des services secrets turcs. Cela a conduit à la mise en accusation de Güney, avec une mise en cause expresse des services de renseignement turcs. L’avocat Antoine Comte note à cet égard que c’est un fait rare pour un pays « riche d’assassinats politiques » comme la France, « qui n’a pas l’habitude de désigner l’État assassin ».

Le décès en décembre 2016 de l’assassin Ömer Güney a entraîné la clôture du dossier d’instruction. Cependant, de nouveaux éléments présentés par les avocats ont conduit à l’ouverture d’une nouvelles instruction en 2019. Il s’agit notamment d’une tentative d’assassinat contre des dirigeants kurdes en Belgique, d’une autre contre une députée d’origine kurde en Autriche et d ’activités d’espionnage d’agents turcs en Allemagne. Des affaires passées en revue par la journaliste Laure Marchand qui livre le produit de ses recherches sur les cellules clandestines turques qui opèrent en Europe en lien avec l’appareil turc et au mépris des frontières.

Le juge saisi en 2019 a demandé de nouveau une déclassification des documents des services de renseignement français. Cette demande a été rejetée en 2020 par la commission sur le secret de la défense nationale qui a estimé qu’il n’y avait pas d’éléments nouveaux justifiant la déclassification. À cet égard, Me Comte rappelle que cette même commission a accepté de déclassifier des documents dans le cadre de la première instruction. Mais, montrant des documents presque entièrement caviardés, l’avocat s’indigne: « Voici ce qu’on répond à un juge d’instruction qui demande que les documents des services secrets français soient versés à la procédure. ». 

Me Antoine Comte

Pour l’avocat des parties civiles, « c’est le pouvoir politique qui empêche la vérité sur ces affaires, comme c’est le pouvoir politique qui ne qualifie pas correctement les assassinats du 23 décembre 2022 ». Étant précisé que la commission rend un simple avis qui n’est pas contraignant pour le pouvoir exécutif.

Les deux avocats des parties civiles, Antoine Comte et Jean-Louis Malterre, insistent sur le fait que les juges ont fait leur travail dans cette affaire et soulignent la mauvaise volonté de l’État français qui entrave la manifestation de la vérité. Parmi les documents déclassifiés, il y en a un qui concerne exclusivement Ömer Güney, mais 7 pages sur 8 sont caviardées, indique Me Malterre. 

La France se doit de lever le secret-défense

« En refusant la levée du secret-défense, la République se parjure aux termes de sa propre constitution, car elle emploie sa force contre la liberté d’un peuple, en l’occurence la liberté du peuple kurde », estime le député Frédéric Mathieu, qui fait le voeu que « nos travaux nous mènent vers un plan d’action pour arracher des pans de cette vérité aujourd’hui refusée par le secret-défense ».

Pour l’éditeur Nils Andersson, qui énumère une longue liste de crimes politiques impunis commis en France, le refus de lever le secret-défense – « loi du silence ou dissimulation » – constitue un manquement à l’État de droit.

Ainsi, le refus des autorités françaises de déclassifier les documents des services secrets suscite des interrogations quant à la volonté politique de la France concernant cette affaire. « Est-ce que l’État français participe à des obstructions », se demande Olivier Besancenot, porte-parole du NPA. À son tour, le sénateur socialiste Rémi Féraud estime que ce refus « sème le doute dans les esprits », d’autant plus depuis le triple assassinat du 23 décembre 2022 « qui démontre que le refus de lever le secret-défense est une erreur ». Afin de mettre fin à la défiance, le sénateur appelle la France à « faire preuve de fermeté » en levant le secret-défense. C’est ce que demande également Dominique Sopo, Président de SOS Racisme. « Notre rôle, ajoute-t-il, est d’interroger la position de la France qui ne veut pas froisser la Turquie, d’interroger les relations de services à services. »

Pour la députée Danielle Simonnet, il est nécessaire d’engager une « bataille politique » contre ce refus. Une position que partage la sénatrice communiste Laurence Cohen qui dénonce une « complicité indirecte » de la France dans le fait d’opposer le secret-défense, y  voyant par ailleurs un déni de vérité et de justice. Il est important, dit-elle, que la société soit consciente de ce « scandale » et qu’elle se mobilise pour la levée du secret-défense, une mobilisation qui pourrait se traduire par une pétition par exemple.

Au-delà d’un aveu de complicité et « d’un moyen d’empêcher la justice de faire son travail », le refus opposé par l’État français est qualifié d’arbitraire par Marie-Christine Vergiat, vice-Présidente de la LDH et ex-députée européenne.

La lutte pour la vérité et la justice doit s’inscrire dans une bataille politique plus large

Pour l’ensemble des intervenants, le combat pour la vérité et la justice est indissociable du combat politique pour la reconnaissance des droits du peuple kurde, la plus grande nation sans État au monde. Il passe notamment par des actions politiques pour obtenir le retrait du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) de la liste des organisations terroristes de l’Union européenne. À cet égard, de nombreux intervenants soulignent l’hypocrisie de la France dans son approche à l’égard des Kurdes, traités comme des alliés en Syrie et comme des terroristes en France. Une absurdité pour Nils Andersson qui s’indigne de ce que l’Europe qualifie « de terroristes ceux-là même qui sont soumis à la terreur » et qui considère cela comme une « injure faite à la lutte légitime » du peuple kurde. 

Pour certains intervenants, comme Jean-Christophe Sellin, il incombe à la France de contribuer à une solution politique à la question kurde, ce qui passe nécessairement par le retrait du PKK de la liste des organisations terroristes et par la libération du leader kurde Abdullah Öcalan qui est le « Nelson Mandela » des Kurdes. La solution politique doit être négociée avec les protagonistes, à l’exemple de ce qui s’est passé il y a plus de 30 ans en Afrique du Sud. 

Les participants dénoncent par ailleurs la collaboration inadmissible de la France avec le régime répressif d’Erdogan ainsi que la complaisance de l’Europe vis-à-vis des chantages de la Turquie, notamment sur la question des migrants et sur celle de l’élargissement de l’OTAN à la Suède et à la Finlande. Une complaisance qui conduit à fermer les yeux sur la répression en Turquie et sur les crimes de guerre commis par le régime d’Erdogan au Rojava et  au Kurdistan irakien. 

Pour agir efficacement, les intervenants soulignent la nécessité d’informer sur le contenu du projet politique porté par les Kurdes, c’est à dire le confédéralisme démocratique. L’académicienne Sarah Marcha met l’accent sur la place centrale des femmes dans ce nouveau paradigme. Ce n’est donc pas un hasard si la Turquie cible particulièrement les femmes kurdes. Par ailleurs, il est important de faire comprendre que le projet du confédéralisme démocratique ne concerne pas seulement les Kurdes: il représente une solution pour l’ensemble des peuples du Moyen-Orient et, plus largement, du monde. Au-delà de la solidarité, il faut passer à la connaissance du projet kurde, résume Sarah Marcha.

Concernant plus particulièrement le PKK, Sylvie Jan et Dominique Sopo insistent sur le travail pédagogique à mener auprès de la société française pour convaincre de la légitimité du combat mené par le mouvement kurde, pour expliquer qu’il s’agit d’un mouvement de résistance. Berivan Firat, porte-parole du CDK-F, suggère, quant à elle, une « campagne au niveau de la société civile pour décriminaliser les Kurdes », précisant que « le noeud du problème, c’est l’inscription du PKK sur la liste ». Sur le plan politique, le député Frédéric Mathieu préconise une lutte transpartisane.

10 ans après, un autre attentat meurtrier contre les Kurdes

Le 23 décembre 2022, à quelques semaines du 10e anniversaire du triple assassinat du 9 janvier 2013,  les Kurdes de France ont été endeuillés par un nouvel attentat qui a tué trois militants Kurdes, dont Emine Kara, représentante du mouvement des femmes kurdes. 

« L’histoire se répète », dit la députée Danielle Simonnet. Pour nombre d’intervenants, « il n’y a pas de hasard en politique » (Laurence Cohen), il s’agit d’un crime politique et terroriste. Partant, le fait que le juge anti-terroriste n’ait pas été saisi est contesté, d’autant plus que cela suscite la défiance au sein de la communauté kurde, déplore Rémi Féraud. Le député socialiste ajoute qu’à considérer qu’il s’agisse d’un crime raciste, cela n’exclut pas la qualification terroriste.

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